
En ouverture des journées Chaillot Augmenté x Rencontre TMNlab consacrées à l’exploration des liens entre spectacle vivant et technologies immersives, nous avons invité Marie-Hélène Tramus, professeure émérite et cofondatrice du département Arts et Technologies de l’Image (ATI) à l’université Paris 8.
Marie-Hélène Tramus a donné une lecture composée d’extraits du livre d’Edmond Couchot, Automates, robots et humains virtuels dans les arts vivants (Presses universitaires de Vincennes, 2022), dans lequel l’auteur analyse l’émergence des « êtres artificiels » dans la pratique des artistes. Ces robots, avatars et humains virtuels renouvellent, à côté de la traditionnelle famille des « arts vivants naturels », la famille des « arts vivants artificiels ».
Artiste, théoricien, pionnier dans les arts technologiques, Edmond Couchot a cofondé avec Marie-Hélène Tramus et dirigé le département ATI à l’Université Paris 8. À partir des années 1980, ses publications questionnent les spécificités des images numériques et les enjeux de l’expérience perceptive et esthétique modelée par les technologies.
Avec cette lecture, Marie-Hélène Tramus a illustré combien, lorsqu’il est question d’arts vivants artificiels, les questionnements ne sont pas moins archaïques que contemporains.
Voici le texte qu’elle a choisi de composer.
SAVE THE DATE
Les prochaines journées Chaillot Augmenté x Rencontre TMNlab Art vivant et environnements numériques auront lieu les 4 et 5 mai 2026 [inscrivez-vous pour être informé en priorité]

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Les technologies numériques, au centre desquelles règne l’intelligence artificielle, sont en voie de peupler le monde d’êtres que la nature n’a pas engendrés, aux aspects et aux compétences de plus en plus proches de l’espèce humaine. Robots, avatars, humains virtuels et autres entités intelligentes, sont sortis du secret des laboratoires pour se répandre et s’immiscer avec une vitesse prodigieuse jusqu’au sein de nos activités quotidiennes.
Toujours prêts à réagir aux innovations techniques affectant leur environnement pour accroître leurs champs de création, de nombreux artistes ont commencé à se familiariser avec ces artefacts exotiques qui n’avaient pas à l’origine de vocation artistique. Parmi eux, ceux qui œuvrent dans le domaine des arts vivants occupent une place très remarquée pour l’ingéniosité et l’imagination avec lesquelles ils ont adopté ces êtres artificiels, continuant ainsi d’agrandir, à côté de la traditionnelle famille des « arts vivants naturels », la famille des « arts vivants artificiels ». Une famille nombreuse et foisonnante, aux membres très différents, toujours en progrès, en invention, toujours en attente de quelques innovations prodigieuses, pour lesquels la technique n’est pas un épouvantail menaçant, mais une aide précieuse à la création.
Ces technologies sont d’une haute complexité, comparées aux techniques classiques. Ce ne sont ni des matériaux ni des outils un peu plus délicats à gérer que les matériaux et les outils traditionnels, leur caractère totalement différent défie l’imagination et la stimule. Elles produisent des objets techniques dotés d’une individualité et d’une spécificité radicalement nouvelles. Mais ces objets ne sont pas nés de rien. Ils sont issus d’une longue lignée de machines étonnantes — les automates —, qui ont traversé plus de deux millénaires et dont on ne saisit le sens profond que si on les replace dans leur longue genèse.
Quelle paradoxale attraction ont exercé ces automates sur la danse, le théâtre, l’opéra, les marionnettes, le cirque, les grands spectacles de variétés, et sur bien d’autres expressions artistiques — des arts qui se veulent vivants et pour cela, éphémères et fragiles ? Certes, ces arts avaient déjà le goût de l’artifice, des effets spéciaux, des trucages, des machineries extravagantes, qui contrebalançaient et soulignaient la présence charnelle des acteurs vivants, mais les technologies numériques n’étaient pas à l’origine destinées à satisfaire ce goût. […]
Les arts vivants artificiels s’originent dans des pratiques religieuses très anciennes associées à des mécanismes qui sont devenus de plus en plus complexes à mesure qu’ils se sont désacralisés. Perfectionnés par les Grecs, ces mécanismes, souvent de forme humaine, se sont développés tout au long des siècles pour donner naissance aux robots, avatars, humains virtuels et créatures de toute sorte qui peuplent aujourd’hui notre monde. Ces êtres ne sont pas nés par hasard, ils doivent leur existence à deux pulsions fondamentales de l’espèce humaine qui apparaissent très en amont dans l’évolution du genre Homo, il y a plus de 2,4 millions d’années. La pulsion mimétique qui donne à notre espèce la capacité à imiter, à reproduire par des artefacts toute chose ou être vivant, et elle-même, et la pulsion mécanique qui lui confère la capacité de prolonger sa prise sur le monde avec des outils.
Après avoir été imaginés dans la littérature du XIXe siècle, et après une création inaugurale d’un robot non-humanoïde par le sculpteur et plasticien Nicolas Schöffer, en 1956, ce n’est qu’au début du XXIe siècle que les robots sortent en nombre des laboratoires et entrent peu à peu dans la danse, lourdement au début, puis plus gracieusement, sous la direction de chorégraphes expérimentés. Les avatars et les acteurs virtuels aux corps et aux comportements issus de purs calculs conquièrent des espaces scéniques immatériels, inconnus jusqu’alors, où ils entraînent les spectateurs eux-mêmes, appareillés à des équipements plus ou moins contraignants. Les robots s’essaient aussi au théâtre et jouent, seuls sur scène ou avec des acteurs vivants auxquels ils donnent la réplique. Les avatars récitent du Shakespeare ou du Ionesco et les acteurs virtuels s’invitent dans des spectacles multimédias populaires, au cinéma et dans les jeux vidéo. L’interactivité change en profondeur les relations du public avec les œuvres et les acteurs, parfois même avec la dramaturgie du spectacle. Robots, avatars et acteurs virtuels se mettent aussi à chanter avec des voix de synthèse inégalées. L’immersion modifie les conditions perceptives de réception des œuvres qui engagent le corps entier et la proprioception, les réseaux étendent l’espace scénique aux dimensions du monde.
Le plaisir esthétique et les émotions ressenties par les spectateurs lors des représentations d’arts vivants artificiels jouent sur une gamme étendue. On découvre les plaisirs du numérique, comme on avait découvert les plaisirs de la photo, du cinéma et de la télévision. Mais ces plaisirs sont différents des plaisirs et des émotions éprouvées lors des petits spectacles donnés autrefois par les automates. À un émerveillement quasi innocent à la vue de ces habiles mécaniques, succède un émerveillement ébloui par le pouvoir des algorithmes, mais aussi inquiet. […].
L’art a toujours entretenu une relation plus ou moins serrée avec la science et la technique. Avec leur considérable essor au XIX et au XXe siècle, les peintres avaient trouvé dans les théories qui s’épanouissaient avec elles (théorie de l’évolution, théorie des couleurs, zoologie, géométries non-euclidiennes, théorie de l’information, relativité, psychanalyse, sociologie…) des sources d’inspiration originales, des visions du monde audacieuses pour stimuler leur imagination plutôt que des moyens concrets pour les aider à matérialiser leurs œuvres.
Avec le numérique, on assiste à un changement de paradigme. La science pénètre au cœur de l’art sans en avoir l’air, à la manière d’un séduisant cheval de Troie, véhiculée par la technique. Elle continue de lui fournir un imaginaire et des visions du monde encore plus extraordinaires, mais elle lui offre en même temps des moyens totalement inédits et d’une extrême efficacité : les ordinateurs. Les artistes manipulent désormais des technologies capables de simuler, grâce à des algorithmes subtils, d’innombrables phénomènes naturels, en particulier ceux qui sont propres à l’esprit. Les machines acquièrent des organes perceptifs et des « actionneurs » pour agir sur le monde, des formes de pensée, de l’autonomie, tout un éventail de compétences cognitives. […]
Les technologies numériques traversent et animent pratiquement toutes les autres techniques. Elles remodèlent l’image du monde et elles la scannent sous le faisceau des intelligences qui l’habitent. […]. Je rappelle que les techniques ne sont pas seulement des modes de production, elles sont aussi des modes de perception, elles sont à la fois savoir-faire et savoir-sentir. Toute technique donne à son utilisateur l’occasion de vivre une expérience perceptive singulière que j’ai appelée l’expérience technesthésique. Elle se manifeste à travers les actes techniques que nous accomplissons et qui transforment notre vision du monde en même temps que nous transformons le monde. Elles constituent le soubassement culturel des sociétés humaines.
Sans être déterminantes dans l’acte de création, elles exercent une pression forte sur cet acte, elles favorisent certains choix esthétiques, en interdisent d’autres. L’hybridation favorise le mixage, l’interpénétration intime de toutes les formes d’expression ; l’immersion et l’interactivité introduisent un mode de réception des œuvres qui n’existait pas auparavant. […]
En intégrant des simulations technologiques de l’être humain dans les arts, les artistes importent aussi les questions cruciales qui se posent d’une façon générale aux technologies numériques, à leur incarnation dans des robots et dans des entités virtuelles, à leur devenir, et ils y répondent à leur manière. […] J’ai été frappé par la gravité des questions, des critiques qu’ils expriment et des espoirs aussi qu’ils mettent dans le numérique.
En conjuguant le vivant et l’artificiel, les technologies les plus avancées et des procédés scénographiques très anciens, les arts vivants artificiels font une démonstration convaincante que la technique et la science d’aujourd’hui apportent à la création artistique une participation originale.
En mettant en scène des robots et des humains artificiels, ils s’inscrivent dans la très ancienne lignée des biomates grecs, qui cherchaient à imiter le corps humain et ses comportements et, plus largement, la vie. Tandis qu’en intégrant dans ces automates des compétences cognitives propres aux humains, ils s’inscrivent dans la lignée des noomates qui cherchaient à imiter l’esprit et la pensée. Ils se tiennent au croisement de ces deux lignées, elles-mêmes issues des pulsions mimétique et mécanique qui accompagnent l’évolution de l’espèce humaine. […] Au-delà de leur propre domaine, ils provoquent chez beaucoup d’artistes contemporains une forte attirance pour tout ce qui touche à la vie, sous ses aspects organiques ou non. Les arts vivants buissonnent et se prolongent en arts du vivant.
Les arts vivants artificiels offrent à leur public des terrains d’aventure, des mondes nouveaux et très fortement présents, où l’on apprend à vivre différemment sur un mode ludique et expérientiel, à enrichir et diversifier ses perceptions, à renouveler ses émotions, à ressentir autrement son corps dans ce milieu changeant, souvent hostile, que sont les technologies. Ils nous apprennent à nous adapter à ce milieu et en même temps à nous en distancier. […]
En même temps qu’il reflète la société, l’art agit sur elle, soit qu’il illustre et renforce ces valeurs, soit qu’il les critique et en propose d’autres. Ce qui change avec les technologies numériques, c’est le fait que les arts vivants y ont de plus en plus recours et que ce rapport se renforce considérablement. […]
En utilisant des technologies qui mettent en scène des robots et des humains artificiels, les arts vivants ont délibérément choisi de prendre certains risques. Ils espèrent les éviter en détournant l’usage de ces technologies et, en les affectant à des tâches symboliques, exprimer la liberté d’expression de l’homme et son insoumission à toutes les contraintes autoritaires. Rien ne garantit qu’ils réussissent à rester totalement maîtres de leur projet. L’intelligence artificielle excelle à résoudre certains problèmes, mais reste encore incapable de raisonner selon le sens commun.
Créer des mondes imaginaires, déstabiliser les perceptions ont toujours été le propre de l’art. Les techniques changent, mais les intentions profondes restent les mêmes. En revanche, ce qui est nouveau avec les arts vivants artificiels, c’est l’occasion – qui ne s’était jamais encore présentée – de nous frotter à des êtres artificiels qui nous ressemblent, de dialoguer avec eux, de vivre avec eux en bonne intelligence (naturelle et artificielle), d’imaginer de nouvelles relations, sur le même mode ludique et expérientiel que celui de l’art. Les représentations figuratives ont souvent mis les regardeurs en contact visuel avec des personnages réels ou imaginaires, qui ont même pu faire l’objet d’une projection emphatique de la part de ces derniers, mais cette projection est loin d’avoir les effets d’un contact physique avec un robot, d’un contact virtuel avec un avatar ou un acteur de synthèse.
Prolongeant les recherches que la Grèce antique et quelques autres cultures avaient entreprises en créant les automates, les arts vivants contemporains relancent ces recherches avec une énergie renouvelée, nouant avec elles un lien au-delà du temps. Avec cette différence qu’ils n’étaient en leur début que d’agréables jouets et des outils de connaissance réservés surtout à une élite. Les automates d’aujourd’hui sont destinés à se mêler à notre vie sociale, familiale et personnelle. Laissant libre cours à toutes les expériences imaginaires et protégées du verdict de la réalité, les arts vivants artificiels seraient le lieu le plus apte où débattre de ces questions et expérimenter des situations jamais vécues. […].
Les arts vivants artificiels participent à ce débat et suggèrent, en bricolant, une manière possible de faire société avec ces nouveaux venus.

Explorez les contenus produits lors des journées Chaillot Augmenté x Rencontre TMNlab : Art vivant et environnements numériques les 13 et 14 février 2025 : tous les podcasts [écouter], toutes les tables-rondes [écouter], les présentations de l’espace démo [découvrir] !
Cet événement s’est tenu le cadre du Sommet pour l’action sur l’IA.
