Peut-on écrire une comédie de Molière à l’aide d’une intelligence artificielle ? C’est le pari audacieux du projet L’Astrologue des faux présages, né de la rencontre entre la troupe universitaire du Théâtre Molière Sorbonne et le collectif d’artistes numériques Obvious. À travers une démarche scientifique, créative et critique, les deux équipes conjuguent patrimoine, technologie et théâtre.
Entretien croisé fictif mais « informé », entre Coraline Renaux, doctorante en littérature française à Sorbonne Université, membre du Théâtre Molière Sorbonne, et Gauthier Vernier, cofondateur du collectif d’artistes Obvious, produit avec l’IA à partir de leur intervention au Théâtre de la Ville le 11/06/2025.
Coraline Renaux : Quand on a rencontré Gauthier et le collectif Obvious, ça a été une vraie surprise. Nous venons du monde de la recherche en lettres et de la scène, eux sont artistes et chercheurs en IA. Et pourtant, ça a tout de suite fait « tilt » : et si on écrivait une pièce à la manière de Molière… avec une IA ?
Gauthier Vernier : C’était une proposition folle, donc évidemment on a dit oui. Chez Obvious, on crée de l’art avec des algorithmes depuis 2017. L’IA peut générer des images, des musiques, du texte… mais comment l’utiliser pour respecter un héritage aussi fort que celui de Molière ? C’est là que Coraline et son équipe ont été essentiels.
Coraline Renaux : Notre objectif n’était pas de faire parler Molière façon post-moderniste. Il s’agissait de comprendre ses mécanismes créatifs pour générer une œuvre originale, crédible, structurée selon ses codes. On a donc fait comme lui : d’abord un canevas, scène par scène, puis les dialogues. L’IA a proposé 14 résumés différents avant que nous validions celui de « L’Astrologue des faux présages ».
Gauthier Vernier : Oui, et chaque version était un miroir de nos réglages, de nos choix. Nous n’avons jamais réécrit les textes directement, mais nous avons orienté. Par exemple, le nom du père – « Ariste » – nous a semblé inapproprié. Trop noble pour un personnage crédule. Et c’est en discutant cela qu’on a affiné notre compréhension de la dramaturgie de Molière.
Coraline Renaux : Ce que l’IA nous apprend, c’est aussi ce qu’on ne voit plus chez Molière. Des détails de noms, de structure, de registres. On redevient attentifs. Et surtout, on comprend mieux la mécanique de sa critique sociale : dans notre pièce, c’est un astrologue manipulateur qui incarne la figure du charlatan, en écho à notre époque saturée de croyances pseudo-scientifiques… et de fantasmes sur l’IA.
Gauthier Vernier : L’astrologie, comme l’IA aujourd’hui, suscite fascination, incompréhension, parfois manipulation. C’est ce parallèle qui nous a séduits. Et c’est l’occasion de rappeler que l’IA n’est ni magique ni autonome. C’est un outil. Sans les humains pour la guider, elle ne fait rien de valable.
Coraline Renaux : Et puis ce projet, c’est du théâtre ! On a créé les costumes grâce à des modèles génératifs entraînés avec des gravures d’époque, puis réalisés à la main. Les dialogues ont été polis scène après scène, à partir de modèles inspirés de textes existants. La diction, la gestuelle, tout respecte les codes du XVIIe siècle. C’est un travail de fourmi.
Gauthier Vernier : On voulait voir jusqu’où l’alliance de l’expertise humaine et de la technologie pouvait aller. L’œuvre sera jouée à l’Opéra Royal de Versailles en 2026, et on prépare une tournée pédagogique. L’ambition ? Montrer que la création avec IA n’enlève rien à la sensibilité artistique, bien au contraire. Elle révèle ce qu’il y a d’humain dans l’humain.
Coraline Renaux : Et qu’elle peut aussi être un outil de transmission, de recherche, de pédagogie. Le Théâtre Molière Sorbonne est un laboratoire vivant. Grâce à ce projet, on approfondit notre connaissance du théâtre classique tout en la confrontant aux outils du futur. Une nouvelle manière, peut-être, de faire dialoguer les siècles.
Photos : Artistes, acteurs, et chercheurs (au total ils sont une vingtaine) associés dans l’opération « Molière Ex Machina ». | SORBONNE UNIVERSITÉ