“Nous avons un intérêt évident à croiser les savoirs, à devenir ensemble un secteur culturel apprenant” Céline Berthoumieux

Anne Le Gall, Déléguée générale du TMNlab, et Céline Berthoumieux, Déléguée générale de HACNUM, reviennent sur les origines du Cunuco Lab, le diagnostic Compétences & Métiers d’avenir #France2030 mené cojointement, et présentent leur vision après sept mois d’enquête et d’échanges avec de nombreux acteurs culturels.

Pourquoi avoir répondu ensemble à cet appel à Manifestation d’intérêt ?

Anne Le Gall : Le TMNlab est un réseau issu des arts vivants qui fête ses 10 ans. HACNUM est né plus récemment autour des arts hybrides. Nous avons des points de départs différents mais nous voyons bien que les frontières sont devenues poreuses. Les arts numériques s’invitent dans les spectacles de théâtre ou de danse, à l’image du spectacle Pixel du chorégraphe Mourad Merzouki qui utilise de la 3D en temps réel. La web création inspire les chorégraphes, ainsi le spectacle To Da Bone de (La)Horde reprend les codes de viralité et de partage communautaire des réseaux sociaux, notamment Tik Tok qui a fait de la danse son leitmotiv. Les théâtres produisent des films, à l’instar du théâtre de Liège avec une double création imbriquée de Claude Schmitz, l’une filmique « Lucie perd son cheval » et l’autre scénique « Le Royaume ». Le numérique connecte ainsi des espaces et des métiers qui étaient auparavant relativement étanches. Par conséquent, nous nous retrouvons autour de problématiques communes de création, de production, de diffusion mais aussi de marketing : outils de billetterie en ligne, collecte et exploitation de la donnée, conception de parcours hybrides entre communication et création artistique, etc. Car pour soutenir la création, hybride ou non, il faut comprendre les mécaniques d’accès aux œuvres pour les publics, dans un paysage culturel fortement numérisé.

Céline Berthoumieux : Nous avons, en outre, la même logique de réseau. En effet, TMNlab et HACNUM animent des communautés de professionnels qui s’auto-organisent et se rassemblent pour échanger sur leurs pratiques, pour partager leurs difficultés, pour réfléchir ensemble à leurs besoins et aux enjeux sous-tendus par les nouvelles technologies ou autre, mais aussi pour faire reconnaître leur apport au secteur culturel et à la société dans son ensemble. Rappelons-nous que celles et ceux qui ont géré la crise sanitaire ont désigné la culture comme n’étant pas essentielle alors que la majorité des français passait leur temps à consommer des produits culturels sur des plateformes numériques américaines ou chinoises.

Le COVID n’a-t-il pas, aussi, été un accélérateur de la transition numérique pour l’ensemble du secteur culturel ?

ALG : Tous les acteurs interrogés notent effectivement une accélération des usages du numérique par leur public et au sein de leurs équipes, mais à présent beaucoup témoignent d’un certain retour en arrière. En fait, il semble que le COVID ait été un rendez-vous manqué. Il a, certes, obligé à expérimenter tous azimuts avec le numérique, mais il a également été vécu comme un « tout numérique repoussoir » et n’a donc pas réellement permis de réfléchir au numérique dans son ensemble. Certains usages sont ainsi passés dans les habitudes et ne sont plus questionnés, par exemple les réunions en visio ou la consommation de streaming, et finalement la réflexion sectorielle sur les technologies émergentes dans la création ou les usages métiers ne semble pas avoir réellement progressé. Les politiques eux même sont dépassés comme le montre la découverte soudaine de l’IA générative au moment de son adoption grand public, alors que cette technologie est en expérimentation depuis près de dix ans, idem pour la blockchain, le Métavers ou les NFT. Les artistes s’intéressent aux technologies, comment les exploiter et les détourner, ça existe depuis toujours. Mais le secteur manque d’anticipation et de soutien à l’expérimentation pour construire une vision, une logique d’accompagnement efficace sur ces sujets.

CB : Plus qu’un déclencheur ou un accélérateur, le COVID a été pour moi un révélateur de nos failles. Il a bien sûr eu un impact très différent pour chacun de nos réseaux. La web création s’est trouvée au centre du réacteur mais aussi en difficulté, en raison de l’isolement de ses créateurs pour la plupart auto-entrepreneurs et répartis un peu partout sur le territoire. Ils sont exposés à une forte précarité avec peu de droits sociaux et ils ne font pas le poids face aux acteurs de l’audiovisuel et aux plateformes dont leur économie dépend. Les adhérents de TMNlab ont, eux, dû improviser et bricoler des formats en ligne afin de garder le contact avec leurs publics et des modes de travail à distance afin de maintenir le lien avec leurs équipes. Et au sein de HACNUM, nous nous sommes rendus compte que nous étions, certes, des experts en culture numérique, mais qu’à l’instar des arts vivants, nous étions très démunis en termes de transformation digitale : outils informatiques et numériques, virtualisation des événements et de la présentation des œuvres, etc. Par exemple, le maintien de Chroniques, la biennale des imaginaires numériques, en 2020, nous a permis d’en prendre conscience et d’opérer en accéléré une montée en compétence d’un point de vue technique et organisationnel.

Il faut former les décideurs et décideuses, politiques comme acteurs culturels, aux questions des transitions convergentes que sont le numérique et l’écologie, aux enjeux de la création et de l’impact du numérique sur la diversité culturelle, à la conduite du changement, au pilotage par la donnée.

Anne Le Gall, TMNlab

Quelle était votre intuition en termes de besoins en formation au sein de vos différents réseaux au démarrage de l’étude ?

ALG : Avec le TMNlab, nous avons réalisé deux états des lieux du numérique dans les arts vivants et visuels, le premier en 2016, le second en 2021 avec, en plus, l’objectif de mesurer l’impact du COVID sur cette transformation, et sa durabilité. 549 structures ont participé à cette deuxième édition, ce qui, au regard du travail conséquent demandé pour y répondre, témoigne de l’importance des enjeux de la transformation numérique pour les professionnels, qu’ils soient experts, défricheurs, démunis ou défiants. 55% des répondants estiment ainsi que le numérique est un axe prioritaire, mais 37% continuent de penser que la nature de leur mission est incompatible avec la transformation numérique… Autre enseignement, 60% des professionnels sont autodidactes sur les questions numériques. Globalement, ces états des lieux soulignent le manque de professionnalisation persistant sur le sujet du numérique et le retard que les lieux d’arts vivants prennent au regard de l’usage par le public et les artistes des possibilités du numérique. Ces résultats ont conforté notre engagement dans cette étude sur les compétences et métiers d’avenir.

CB : Dans la création hybride et dans les arts numériques, nous souffrons d’un manque de professionnalisation plus global car c’est un secteur qui expérimente beaucoup et qui, par conséquent, rencontre des difficultés à trouver une économie, à se structurer de façon pérenne. La plupart de nos membres viennent des arts visuels, un secteur lui-même peu structuré : pas de statut d’intermittence, pas de logique de fédération, peu de capacité de financement de formation, etc. Aussi, l’intuition première était celle d’une offre de formation peu adaptée pour ces professionnels et d’un besoin critique d’acquérir des compétences en gestion, sur les aspects légaux, financiers, etc.

Après plusieurs mois d’échanges et de recherches, quelle est à présent votre vision des besoins en compétences et des évolutions des métiers du secteur culturel et de la manière d’y répondre ?

ALG : L’offre de formation actuelle en lien avec les nouvelles technologies repose sur une juxtaposition de formations très opérationnelles pour apprendre à se servir d’outils ou de technologies qui seront pour beaucoup rapidement obsolètes, quand elle n’est pas réduite à des formations bureautiques. Il est évidemment important de se former à ces outils mais aussi à une forme d’agilité afin de suivre les évolutions technologiques. Il manque aujourd’hui une organisation de parcours de formation qui permette de progresser dans le temps sur la compréhension du numérique, d’en saisir la logique et les enjeux, notamment à l’adresse des directions des structures. De valider et valoriser aussi les pratiques autodidactes d’apprentissage, très présentes dans notre secteur. Ensuite, le besoin est organisationnel : notre diagnostic confirme l’enjeu majeur de former les décideurs et décideuses, politiques comme acteurs culturels, aux questions des transitions convergentes que sont le numérique et l’écologie, aux enjeux de la création et de l’impact du numérique sur la diversité culturelle, à la conduite du changement, au pilotage par la donnée. D’autres thèmes ont très fortement émergés au cours du diagnostic : “coopération”, “écosystème”, “modélisation”, “pilotage”, “marketing culturel”, “gouvernance”…

CB : Je constate qu’il y a un potentiel inexploité de transmission des savoirs du secteur de la web création, de la création hybride et des arts numériques vers les autres secteurs culturels. Nous avons un intérêt évident à croiser les savoirs, à devenir ensemble un secteur culturel apprenant, car les arts vivants ont aussi beaucoup à nous apprendre. Passer d’une création en home studio à un passage scénique demande, par exemple, un accompagnement, des compétences différentes, du matériel autre, comme l’explique Elodie Le Breut, directrice de l’AMI (Aides aux Musiques Innovatrices). Bref, nous avons, en quelque sorte, besoin de collectivement nous former à devenir formateur dans une optique de pair-à-pair et de compagnonnage. C’est d’autant plus pertinent que certaines technologies et pratiques sont tellement émergentes qu’il n’y a pas de “marché” pour les organismes de formation traditionnels. Ensuite, il faut absolument changer de discours sur les besoins en compétences numériques, il ne s’agit pas uniquement de transformation digitale, c’est-à-dire de mettre en place une infrastructure numérique performante, de faire du marketing digital, etc. Il s’agit aussi de parler de transition numérique, ou peut-être même de mutation numérique, c’est-à-dire de prendre du recul sur les logiques à l’œuvre, de les interroger au regard de nos enjeux environnementaux, de notre rapport au travail, de notre santé, etc. Et dans cette même idée, le secteur culturel a un rôle à jouer dans l’éducation au numérique du public.

Les besoins en compétences numériques ne relèvent pas que de la transformation digitale (infrastructure performante, marketing …). Il faut aussi parler de transition voir de mutation numérique et prendre du recul sur d’autres enjeux.

Céline Berthoumieux, HACNUM

Lauréat de l’Appel à Manifestation d’Intérêt Compétences et Métiers d’avenir, le diagnostic “Cunuco Lab, le Co-Lab des Cultures numériques” mené par TMNlab et HACNUM avec la participation de la Guilde des vidéastes, s’est déroulé de novembre 2022 à juin 2023.