“Je crois la période propice aux débats sur le sujet, et de manière plus générale sur le fonctionnement de notre secteur.” Joris Mathieu

Depuis le début de la crise, le “numérique” s’est imposé brutalement aux artistes et aux institutions culturelles, et particulièrement dans le spectacle vivant.

Générant des réactions parfois brutales, radicales, le numérique, perçu par le prisme de l’objet technologique, enferme dans un écran. La question de la dématérialisation de l’œuvre est la première approche qui vient à l’esprit. Le secteur y répond d’une voix quasiment unanime.

Je ne défendrai en aucun cas un monde d’après qui serait celui du virtuel. Le théâtre du XXIe siècle que j’entends fabriquer est un lieu qui saura accueillir la pensée de l’autre, où l’on saura le regarder, le ressentir. Et pour cela, on a besoin de « présentiel », comme on dit à l’hôpital. C’est pourquoi, pendant le confinement, j’ai refusé que les spectacles du Théâtre de la Ville soient proposés sur une plateforme en ligne, comme l’ont fait d’autres institutions culturelles. et la rencontre du public et de l’œuvre dans les lieux culturels est irremplaçable.

Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville – Télérama, avril 2020

Puis le second confinement arrive.

Nous savons que rien ne peut remplacer la relation de proximité, le contact, mais nous faisons tout pour que notre pays, frappé de plusieurs crises, puisse continuer à penser, échanger et rêver ensemble.

Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville – Edito, novembre 2020

En cet automne 2020, les institutions culturelles, pouvant accueillir les artistes, les techniciens, restent des espaces de création, de résidence… et deviennent parfois des lieux de tournages. Au Théâtre de la Ville, il s’agit alors de rompre les frontières – en témoigne leur ambitieuse opération avec l’éducation nationale – tout en maintenant l’unicité de la représentation : chaque spectacle ou rencontre est accessible gratuitement à l’heure de la représentation et seulement pendant la durée de celle-ci.

Cette abolition des “frontières” fait écho à la question du territoire : comment concevoir aujourd’hui le territoire d’une institution culturelle uniquement en terme physique, dans les murs et hors-les-murs ?

Par téléphone cellulaire, ils [NDLR : les petits poucets de Michel Serres] accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tout lieux ; par la Toile, à tout le savoir ; ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous vivons dans un espace métrique, référé par des distances.

Michel Serres in Petite poucette

La transformation du rapport à l’espace induite par le numérique doit-elle rester à la porte des lieux d’arts vivants ? La crise terrible que nous traversons est-elle l’opportunité de développer une conception du numérique commune, inclusive, défricheuse, critique, créative ? Qui ne vienne pas remplacer, singer ou dénaturer l’espace théâtral mais “augmenter” la relation aux publics et le dialogue avec l’œuvre ?

Les évolutions techniques ont depuis la nuit des temps été intégrées à notre art et ont contribué à la transformation des esthétiques scéniques. Mais ces outils sont d’abord des vecteurs puissants de transformation sociétale et ont un effet sur la relation qu’entretiennent les individus entre eux et avec leur environnement. Selon la manière dont nous choisissons de nous en emparer dans l’organisation de la vie sociale, ils peuvent devenir les artisans de progrès ou au contraire les agents d’une mutation très agressive du productivisme libéral. Le problème ce ne sont pas les outils, mais leurs usages et les intentions des humains qui les emploient.

Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération – Sceneweb

En quelques années, les pionniers du libre, des tiers-lieux, de la participation citoyenne, de la culture numérique ont inspiré de vastes expérimentations numériques au service du développement des territoires et de l’accompagnement des citoyens. Face à cet enthousiasmant mouvement, la dématérialisation des services, notamment publics, renforce l’exclusion sociale, l’illelectronisme explose, nos données personnelles nous échappent, la plateformisation de l’économie crée de nouvelles formes de précarité, la diversité culturelle est pilotée par des algorithmes…

Il est important de se positionner individuellement et collectivement contre cette menace [NDLR : le libéralisme digital]. En ce qui concerne les directeurs de Centres Dramatiques Nationaux dont je fais partie, je crois la période propice aux débats sur le sujet, et de manière plus générale sur le fonctionnement de notre secteur. C’est l’occasion de dire l’urgence de desserrer l’étau du quantitatif imposé au théâtre public pour se concentrer sur le qualitatif.

Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération – Sceneweb

La transition numérique est complexe.

Mais alors quelle s’impose comme un levier de transformation des villes, des territoires et des usages, comme un enjeu politique majeur, la culture – au mieux objet d’injonctions à la dématérialisation, au pire victime collatérale – est absente du débat.

Serait-ce le moment ?

Laisser un commentaire