Romaric Daurier : “Dans un lieu, la conscience numérique doit être présente dans tous les secteurs et c’est au directeur de l’impulser”

Le directeur du Phénix de Valenciennes, Romaric Daurier, a toujours envisagé le numérique comme un outil indispensable et nécessaire au développement d’une structure.

Par Rossana Di Vincenzo

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L’état des lieux sur le numérique dans les théâtres réfute l’idée visant à dire que les théâtres seraient en retard par rapport aux musées ou aux salles de musiques actuelles. Pourtant cette image de retard perdure, pourquoi d’après vous ?

Si le théâtre n’est pas assez assimilé au numérique, c’est à cause de la confrontation de deux conceptions de la culture qui sont très différentes. D’un côté, le modèle des industries culturelles qui cherchent à monétiser et exploitent des contenus culturels qui seraient « gratuits », et de l’autre l’exception culturelle française, de l’œuvre unique qui est complètement en résistance là-dessus où la question du droit d’auteur et de la rémunération des artistes est très importante. Le modèle du numérique c’est celui principalement des industries culturelles. Les industries culturelles version 2.0 sont des modèles de la demande, alors que l’exception culturelle est celui de l’offre. C’est donc aussi la confrontation de deux modèles économiques. Selon moi, c’est très injuste de dire que la scène n’a pas accompagné le numérique car depuis le début les théâtres accompagnent la création artistique numérique à proprement dite et les exemples sont nombreux.

Quand vous êtes arrivé à la direction du Phénix de Valenciennes en 2009, justement, le numérique a-t-il été tout de suite une priorité ? Comment avez-vous mis en place ce « changement » ?

C’était une réflexion que je m’étais posée du point de vue économique. Avant de reprendre le Phénix j’avais fait une formation, un executive MBA à Sup de Co Lyon et j’ai beaucoup travaillé sur l’économie du numérique et là je me suis aperçu qu’on était passé à côté de la valeur d’usage du numérique quand le secteur culturel s’était concentré sur la valeur artistique. J’ai pensé la dimension numérique en réfléchissant à la valeur d’usage mais de manière transversale dans tout le projet. Comment il peut concerner les relations publiques, la billetterie. Comment inventer de nouveaux usages pour ne pas imiter les réseaux sociaux mais essayer d’inventer de nouvelles choses. C’était du bricolage au début, mais, selon moi, le numérique devait être présent dans la dimension de service public d’un théâtre, dans sa relation avec ses publics. À partir de là, on a analysé ce qui était possible dans le projet du Phénix, on a confronté des idées, on a créé un poste de médiateur numérique et réalisateur vidéo, qui a le savoir-faire technique. Il nous permet de mieux travailler de ce côté-là. Ensuite il a fallu s’interrogé sur le numérique à tous les endroits.

Les équipes présentes ont-elles accueilli ce changement sans problème ? Ont-elles été formées sur les nouveaux outils ?

La question se pose à différents niveaux. Chez nous, le numérique est géré à temps-plein par Romain Carlier (responsable audiovisuel et multimédia) qui se charge du côté pratique et technique. Mais cette conscience numérique doit être présente dans tous les secteurs de la maison et ça c’est vraiment au directeur de l’impulser. Même si on a la capacité de réalisation technique les équipes n’ont pas forcément l’autonomie de programmation et de conceptualisation pour faire le pont entre une démarche artistique, des contenus culturels et un travail de médiation. Le directeur a vraiment un rôle de « commissariat artistique », de relier un savoir-faire technique et des contenus artistiques. Au Phénix, ça c’est fait, en collaboration avec les équipes, avec une vraie part à la conception et à la direction artistique et sans trop de difficultés.

Y a-t-il eu une action déterminante qui a véritablement ancré le numérique dans la structure selon vous ?

On a posé plein de petit jalons progressivement. On a commencé avec des émissions pédagogiques (vidéos) en streaming, ça n’a pas forcément été identifié tout de suite jusqu’à ce qu’il y en ait une qui fonctionne très bien grâce à un spectacle qui tournait beaucoup. Je crois qu’il faut laisser le temps aux initiatives de se développer. Au Phénix, ça a pris quatre ans. Durant ce laps de temps, on a maintenu toutes les actions et avec le temps les choses se sont installées même auprès de nos publics.

Quel est l’impact réel du numérique sur le public d’une structure selon vous ? En terme de fréquentation (toucher un plus grand nombre, un public différent…) les réponses fournies par les structures dans le rapport à ce sujet suggèrent plutôt que ça n’en a pas au final…

Qualitativement indéniablement pour nous, ça a vraiment été un plus dans la démarche. Pour toucher les publics non concernés, quantitativement en effet je ne pense pas que ça ait un véritable impact, mais on n’a pas les outils de mesure suffisants pour confirmer ça. La réflexion de base que je me suis faite, c’est celle-ci : toute l’année on produit des contenus signifiants, intéressants, on accueille des artistes. On va leur donner un espace pour qu’ils puissent être visibles de manière numérique, d’où l’idée de créer la Phénix TV, avec une émission hebdomadaire, des interview d’artistes, des émissions pédagogiques, des rencontres avec des écrivains ou des philosophes, filmées puis mises en ligne en streaming. C’est un véritable contenu éditorial. Une fois qu’on a l’accord des intervenants on a, en tant que réseau de scènes nationales, un atout formidable car on crée des contenus toute l’année et on peut les confronter avec des circuits qui n’en ont pas. C’est ce qu’on réclame d’ailleurs avec le SYNDEAC. On a absolument besoin d’une plateforme publique qui répertorie et mette en valeur de manière numérique, tous les contenus produits dans les différentes maisons à l’échelle nationale. C’est très important.

Cela pose la question de l’archivage et de la donnée culturelle de manière générale. Qu’est ce qu’on en fait ? Combien de temps elle vit ? Comment la conserver ?

Absolument, et cela pose aussi la question d’avoir un espace de prescription, en réfléchissant d’un point de vue « marketing » pour le spectateur. À quel endroit trouve-t-il l’information prescriptrice qui lui permet de choisir un spectacle de qualité ? Aujourd’hui, il n’y a aucun espace de repérage dans le secteur numérique, sur Internet. C’est un problème de qualification, l’avant et l’après spectacle sont très peu fournis, en terme d’archivage, de préparation pédagogique et même de repérage de l’information à proprement dite, il manque définitivement une plateforme publique pour la création artistique en France.

Le numérique a-t-il vocation à terme à faire des structures des lieux-médias ? Et au contraire considérer le numérique comme l’un des axes stratégiques prioritaires d’un lieu et le penser sur le long terme ?

Il faudrait en effet qu’il y ait cette prise de conscience. Plus le temps passe, plus on est débordés, on dépose les contenus sur YouTube, il faudrait que l’État se sente propriétaire des contenus qu’il a accompagné dans les structures. Il faut développer une responsabilité numérique de la mission de service public, dans les conventions d’objectifs, celles qui sont réalisées avec les compagnies, qu’il y ait un volet de responsabilité numérique concernant les contenus, les archives, la médiation. Il faut absolument accorder plus de valeur au contenu numérique et l’organiser aussi d’un point de vue de la puissance publique. Je reste optimiste mais il faut quand même beaucoup changer la culture maison. Il faut que l’État soit beaucoup plus dirigiste et protecteur et il faut trouver des solutions.

Oui mais qu’en est-il au Phénix ?

Chez nous, les axes sont multiples, on cumule les projets les uns avec les autres, on a les émissions pédagogiques avec les lycéens et les collégiens, on vient de commencer le même travail avec les primaires. On a dû changer complètement notre manière de fonctionner pour s’adresser aux tout-petits. Dans les années à venir, on va aussi essayer de travailler de plus en plus sur la question de la rencontre entre les communautés scientifiques, la recherche et les création artistique. On est en train de préparer un projet transfrontalier, qui permettra durant des résidences artistiques de faire se rencontrer les artistes et les laboratoires de recherches, les entreprises sur des usages innovants qui peuvent être notamment numériques. Selon moi, pour que les gens innovent ensemble il faut qu’il y ait des temps de rencontres, je crois beaucoup à la fertilisation croisée des compétences, à la réflexion sur les lieux réels à la pratique amateur. Dans les usages du numériques, il y a des idées qui peuvent tout à fait rencontrer l’usage d’un bâtiment de théâtre dans la ville, en devenant des espaces de coworking, des FabLab, ou de vrais tiers-lieux.

FOCUS SUR REKALL

Site officiel : Rekall sur lephenix.fr

Quoi ? Rekall est un environnement en open source qui permet de documenter, d’analyser le process de création et d’en rendre la reprise plus facile.

Qui ? Rekall est né d’une discussion avec une chercheuse de l’université de Valenciennes, Clarisse Bardiot, qui avait déjà collaboré avec nous sur d’autres travaux et qui nous a soumis ce projet.

Pourquoi ? En avançant dans les échanges et les réflexions, on s’est demandé comment nous en tant que Scène Nationale on pouvait accompagner certains projets de ce genre et on a décidé de produire ce projet-là qui est un projet de recherche.

Comment ? On a mis au service de Clarisse notre savoir-faire en terme de montage de projet et montage de production, on a monté le budget, l’architecture partenariale, ça nous intéressait en tant que Scène Nationale d’accompagner la recherche critique, en utilisant les outils numériques Rekall et MemoRekall.

Avec qui ? Cela nous a permis aussi de trouver les artistes avec qui tester Rekall dans un premier en l’appliquant sur leur création. Il y a eu Jean-François Peyret et Mylène Benoit. Dans un deuxième temps, pour accompagner MemoRekall, nous avons tester directement ici avec les public à Valenciennes.

Quelles conclusions ? De mon passage à Lyon, j’ai retenu qu’il n’y a pas d’innovation sans mise en usage. C’est la méthode qu’on a choisi pour Rekall, pour que notre territoire puisse servir de test. Les tests sont assez intéressants, mais il y a toujours la question de l’élargissement de ce type de démarche. On a accompagné une première phase de réalisation et maintenant Clarisse a récupéré le bébé et cherche à l’accompagner. Il y a beaucoup de retentissements dans la communauté scientifique internationale, elle l’a présenté un peu partout dans le monde aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne et maintenant on en est à la phase de faire connaître cette utilisation.

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