« Un outil, ce n’est pas juste une solution technique. C’est une manière d’apprendre à travailler ensemble. » Flavie Van Colen (EMB – Sannois)

Dans un contexte de multiplication des outils, de transformations organisationnelles et d’attentes accrues sur la production de données, les équipes culturelles sont confrontées à un défi majeur : faire des outils numériques un levier de coopération — et non une contrainte supplémentaire.

Dans le cadre de son étude sur l’interopérabilité des systèmes d’information dans le spectacle vivant et ses implications sur les conditions de travail, Anne Le Gall, cofondatrice et déléguée générale de TMN Lab, a animé une table-ronde organisée par la Fedelima à Romans-sur-Isère : « Améliorer le travail en équipe : le rôle des outils de production ».

La discussion a réuni des professionnels aux expériences variées, Guillaume Gontier, Responsable de l’accompagnement des pratiques et des publics à La Cartonnerie (Reims), Fabrice Ecoiffier, Directeur de HEEDS, Yann-Pierre Pauly, Responsable de l’évènementiel à la Cité musicale de Metz, Flavie Van Colen, coordinatrice de transition à l’EMB (Sannois) et Benjamin Mialot, programmateur et chargé de production aux 4Écluses (Dunkerque). Un panorama riche des pratiques actuelles et des défis à relever.

Restitution synthétique de la table-ronde

Pour commencer, quels sont les principaux enjeux auxquels répondent les outils numériques dans le secteur du spectacle vivant, et quels besoins spécifiques identifiez-vous ?

Flavie Van Colen : Le besoin essentiel est d’abord l’organisation de la coopération. Nous cherchons clairement un gain de temps et une forme de rationalisation. Il s’agit d’éliminer des pratiques chronophages comme l’échange de mails pour des détails ou l’utilisation de post-it pour des rappels. Les directions ont également un besoin, qu’il faut reconnaître, de contrôle, dans le sens d’une vision claire de « qui fait quoi ». À titre personnel, j’ai aussi réalisé l’importance phénoménale d’un tel outil pour conserver des données dans le temps, ce qui permet de faire des bilans et d’avoir une vision claire de la situation. L’objectif est d’abandonner l’approche où « chacun a son petit tableau dans son coin, sa petite base de données dans son coin », ce qui représente une vraie perte de temps.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de l’utilisation de ces outils au sein de vos structures, qu’il s’agisse de solutions prêtes à l’emploi ou d’outils développés en interne ?

Guillaume Gontier : À La Cartonnerie, nous avons opté pour une approche que j’appellerais « artisanale », voire « vintage ». Nous utilisons un système basé sur Excel, qui est paramétré pour s’adapter aux processus et impératifs de chaque service et dont les différents tableurs sont interconnectés. Par exemple, le responsable du bar renseigne le nombre de repas nécessaires pour son équipe, information directement reportée au chef cuisinier pour ses commandes. Bien que cela implique pour la structure de piloter de nombreux documents, c’est assez simple pour l’utilisateur au quotidien. Le système est fiable car basé sur des liens entre les feuilles, sans macros, mais il est très dépendant de la maîtrise de notre directeur technique, son concepteur.

Flavie Van Colen : À Paloma, nous avons démarré directement avec HEEDS dès l’ouverture de la structure, et elle n’a jamais fonctionné sans. Mon rôle actuel à l’EMB est d’ailleurs de coordonner une transition où cet outil, bien qu’existant depuis 2015, était très peu utilisé. Je suis en train de le reparamétrer et de former les équipes à son usage plus complet

Yann-Pierre Pauly : L’intégration de HEEDS à la Cité Musicale de Metz a coïncidé avec l’émergence d’une nouvelle salle de musique actuelle, ce qui a suscité le besoin d’aller au-delà d’un simple outil de planification. En tant qu’usager, j’ai constaté que l’outil a véritablement « sauvé la mise » pour gérer plusieurs salles et bars sur différents sites, en me permettant de remplacer mes anciens Excels limités et les PDF modifiables par des transmissions d’informations fluides

Benjamin Mialot : Aux 4 Écluses, quand je suis arrivé il y a sept ans, l’utilisation de HEEDS était vraiment très basique. Nous avons pu créer des applications pour gérer nos bénévoles, ce qui a été un progrès. Cependant, nous avons toujours la particularité de doubler beaucoup d’informations avec un dossier de production papier, préparé à la main. Nous y mettons les récaps, les fiches techniques, les informations sur les hôtels ou les transports. C’est essentiel, car notre salle ne dispose pas d’un bureau de production permettant de se connecter facilement pour chercher des informations, surtout quand on est en exploitation. Néanmoins, on doit aller plus loin dans l’utilisation de notre logiciel pour automatiser la création de ces documents. On a pas toujours le réflexe de penser cette automatisation ni le temps de s’en occuper.

Au-delà de ces approches variées, quels bénéfices directs et mesurables avez-vous observés grâce à l’intégration de ces outils ?

Yann-Pierre Pauly : L’outil a vraiment permis une transversalité et une collaboration accrue. Nous avons toujours besoin d’une information très rapidement, et ces outils réduisent considérablement les interruptions de nos collègues pour des demandes urgentes. Le fait d’avoir un accès simple à toutes les informations via un navigateur, même depuis un téléphone avec des filtres dédiés, est extrêmement agréable. Cela permet de mettre en place des processus clairs, notamment pour les nouvelles personnes, afin qu’elles retrouvent l’information facilement.

Benjamin Mialot : Pour nous, le principal avantage est clairement le partage de l’information sous toutes ses formes et la collecte de données, notamment pour les bilans.

Fabrice Ecoiffier : Lors de nos réunions d’équipe, projeter les informations directement depuis l’outil (comme HEEDS) et les commenter en direct est très efficace. Le fait que l’information soit consignée et visible par tous dans l’outil enlève une charge mentale aux équipes, qui savent que l’information est accessible et a été vue.

Malgré ces avantages indéniables, l’adoption d’outils numériques est souvent parsemée d’embûches. Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées ?

Guillaume Gontier : Le bon fonctionnement de notre système Excel nécessite une rigueur exemplaire de la part de chacun pour renseigner toutes les informations de manière exhaustive. De plus, un tel projet « maison » n’est jamais terminé ; il demande une animation et une maintenance quotidiennes.

Flavie Van Colen : J’ai identifié deux types de résistances principales. D’abord, les personnes qui ont une difficulté générale avec l’informatique, nécessitant une « mise à niveau globale ». L’outil n’est pas toujours facile à prendre en main pour ces profils. Ensuite, il y a la résistance de ceux qui n’aiment pas trop partager les informations, préférant travailler dans leur coin. Pour ces personnes, qui n’ont pas forcément à produire des bilans ou une vision globale, l’outil peut apparaître comme « juste plein de clics et de contraintes ».

Yann-Pierre Pauly : La complexité inhérente du logiciel, bien que permettant une personnalisation poussée, peut être un point de blocage. Nous avons des modules que nous n’utilisons pas car ils ne répondent pas à nos besoins spécifiques, comme la gestion des 80 musiciens de l’Orchestre National, qui sont des agents de la ville et ont un mode de fonctionnement différent. Il y a aussi des « réfractaires » qui veulent absolument l’information par mail et refusent d’utiliser le logiciel. La lourdeur administrative de la structure persiste, par exemple avec l’obligation de contrats signés physiquement, ce qui peut créer des retards importants – on ne bénéficie pas encore de tous les avantages de la dématérialisation !

Benjamin Mialot : Le défi est de maintenir l’outil « clean », c’est-à-dire sans options non confirmées ou erreurs de jauges, ce qui demande une contrainte constante. De plus, même avec des formations régulières, le problème réside dans le « flux de travail et le temps accordé à la pratique ». Si l’on n’applique pas rapidement ce qui a été montré en formation, l’apprentissage est vite oublié.

L’interopérabilité est un mot clé dans l’intégration des systèmes d’information. Fabrice, comment votre solution gère-t-il cette connexion avec d’autres outils ?

Fabrice Ecoiffier : Nous disposons de nombreuses API (interfaces de programmation) qui nous permettent de nous connecter aux logiciels de nos partenaires. Cela inclut des outils de billetterie, des applications de communication pour festivals, ou des logiciels de paie… Nous offrons également la possibilité de personnaliser des documents de travail (feuilles de route, contrats) et d’importer/exporter des données sous des formats comme Excel ou CSV. L’entrée en matière de données, c’est la saisie initiale de la programmation. C’est la seule chose qu’on importe pas – mais qu’on peut exporter.

La formation et l’accompagnement sont donc cruciaux pour l’adoption. Comment assurez-vous l’intégration des nouveaux arrivants et la montée en compétences des équipes, et quels sont les freins majeurs dans ce domaine ?

« Le déploiement d’un outil, ce n’est jamais fini. C’est un chantier permanent. Il faut en permanence réaccompagner, reformuler, ajuster. »
Yann-Pierre Pauly (Cité musicale – Metz)

Guillaume Gontier : Nous n’avons rien de formalisé – pas de document écrit, pas de charte. L’intégration se fait principalement par « tuilage », c’est-à-dire la transmission de connaissances de l’ancien employé au nouveau. Nous proposons occasionnellement des formations Excel basiques, mais les problèmes plus complexes sont gérés par notre directeur technique.

Flavie Van Colen : À l’EMB, même après des formations initiales, l’usage des outils s’est perdu faute de formation systématique des nouveaux arrivants et de processus documentés. J’insiste sur la nécessité de laisser des traces écrites de toutes les configurations et décisions, car l’absence de ces informations rend difficile la compréhension des choix passés. Un frein majeur est le coût des formations pour une seule personne, en particulier pour les structures non assujetties à la TVA et qui n’ont plus de crédits de formation.

Yann-Pierre Pauly : Je considère que nous sommes dans un accompagnement permanent. Je consacre personnellement au moins une heure et demie à deux heures avec chaque nouvel arrivant pour une session personnalisée sur HEEDS, adaptée à ses missions. Je suis un peu la « hotline » interne. Je m’attache à rendre l’outil « sensible » en cachant des modules inutiles et en simplifiant la lecture des données pour les utilisateurs. Il est fondamental de trouver des « points d’accroche » pour montrer aux utilisateurs le gain de temps concret. Parler le « même langage » interne, avec un lexique clair pour les termes de l’outil, est aussi primordial pour éviter les malentendus. Bien que la documentation soit utile, le contact humain et l’adaptation aux spécificités de chaque métier sont irremplaçables.

Fabrice Ecoiffier : Nous sommes conscients des réalités économiques des structures concernant les coûts de formation. C’est pourquoi nous travaillons sur une « énorme documentation » pour permettre aux structures qui n’ont pas les moyens de se débrouiller et de s’autonomiser. Cependant, la difficulté réside dans le fait que chaque implantation de notre outil est unique, et une documentation trop générique ne peut pas répondre à toutes les problématiques spécifiques.

En dehors des outils « officiels », des outils plus informels comme WhatsApp ou Google Sheet sont-ils encore utilisés dans vos pratiques professionnelles ? Quels défis cela pose-t-il ?

Flavie Van Colen : L’exemple de WhatsApp est fondamental car il y a une porosité pro-perso extrêmement forte. Cela peut entraîner une déperdition d’informations car on présume que les messages sont lus, ce qui n’est pas toujours le cas. Cela soulève la question de la nécessité de règles claires pour les groupes de travail, même informels.

Benjamin Mialot : Nous utilisons WhatsApp en interne, mais uniquement pour le lien avec nos bénévoles. C’est un groupe où nous partageons rapidement des messages importants, des rappels d’événements. Pour la gestion du planning des bénévoles, nous passons par Excel car il permet aux bénévoles de s’inscrire eux-mêmes sur les créneaux, une fonctionnalité que nous n’avons pas encore dans HITS. L’avantage d’Excel en ligne pour sa légèreté et la mise en commun est certain.

Laura (intervention du public) : En ce qui concerne les bénévoles, nous avons la chance d’avoir un bénévole qui a créé Voluntarium, une plateforme accessible via notre site internet. Les bénévoles se connectent avec un code et peuvent s’inscrire facilement sur les postes. Ils ont également accès à tous nos documents associatifs, et même une cartographie des bénévoles pour faciliter le covoiturage. C’est une solution que d’autres structures commencent à utiliser.

Pour conclure, si vous deviez résumer, quelles sont les conditions de réussite essentielles pour l’intégration de ces outils numériques dans les structures du spectacle vivant ?

Fabrice Ecoiffier : La première condition est une phase d’audit approfondie. Nous passons au moins deux jours chez le client pour rencontrer toutes les personnes de tous les services, comprendre leurs outils existants, et repérer les flux de transmission d’informations. L’objectif est de comprendre l’appétence des personnes par rapport aux outils, même si la réalité est souvent celle de la course après l’information. Il ne s’agit pas de reproduire à l’identique l’ancien fonctionnement, mais plutôt de profiter de l’occasion pour repenser la manière de travailler. L’accompagnement du management est crucial pour cela.

Yann-Pierre Pauly : Il faut transformer les réfractaires en utilisateurs en leur montrant un bénéfice direct et concret, comme le gain de temps. C’est en trouvant ces « outils facilitateurs » et ces « petits points d’accroche » qu’on gagne un usager. L’accompagnement permanent et l’adaptation de l’outil au plus près des réalités de chaque métier sont indispensables.

« Ce n’est pas l’outil qui fait le process, c’est le process qui doit guider l’outil. »
Guillaume Gonthier (La Cartonnerie – Reims)

En bref

Il est fondamental de bien analyser l’activité réelle de la structure, ses besoins de communication et de collaboration, et ses propres fonctionnements avant de choisir ou de concevoir un outil. L’accès à la connaissance et à l’information est certes essentiel, mais il ne suffit pas. Il faut que les personnes intègrent l’outil dans leur geste professionnel quotidien pour éviter une surcharge cognitive. Cela demande un accompagnement au plus près des métiers, un dialogue régulier et, idéalement, un rôle de « chef de projet » interne qui anime ce processus continu. L’implication de la direction générale et des directions intermédiaires par service est une condition de réussite majeure, car elle impulse et soutient la transformation transversale jusqu’au terrain.

Il est fondamental de bien analyser l’activité réelle de la structure, ses besoins de communication et de collaboration, et ses propres fonctionnements avant de choisir ou de concevoir un outil. L’accès à la connaissance et à l’information est certes essentiel, mais il ne suffit pas. Il faut que les personnes intègrent l’outil dans leur geste professionnel quotidien pour éviter une surcharge cognitive. Cela demande un accompagnement au plus près des métiers, un dialogue régulier et, idéalement, un rôle de « chef de projet » interne qui anime ce processus continu. L’implication de la direction générale et des directions intermédiaires par service est une condition de réussite majeure, car elle impulse et soutient la transformation transversale jusqu’au terrain.

Sur les dynamiques d’équipe :

  • La mise en place d’un outil partagé vient souvent cristalliser les tensions ou les déséquilibres organisationnels déjà existants.
  • Les outils agissent comme des « miroirs » : ils rendent visibles les manques de clarté dans les rôles, la répartition des tâches, ou les dysfonctionnements dans les circuits de validation.
  • « l’outil n’est pas là pour régler un problème de gouvernance » : si la confiance n’est pas là, l’outil peut même amplifier les crispations.
  • Il y a une forme de « hiérarchisation implicite » des métiers à travers les outils : certains services s’y engagent fortement, d’autres y voient une contrainte inutile. Il souligne aussi le risque d’une sur-responsabilisation de certains métiers (la technique, la production) dans la bonne tenue de l’outil.

« On a parfois l’impression que l’outil crée une hiérarchie implicite entre les métiers : certains y sont très investis, d’autres pas du tout. »
Benjamin Mialot (Les 4 Écluses – Dunkerque)

Sur la nécessité d’un cadre clair :

  • Un outil partagé ne peut fonctionner sans un minimum de règles communes : quels champs sont obligatoires ? Quels délais de saisie ? Qui valide ?
  • Nécessité d’une charte d’usage ou, à tout le moins, d’un accord sur les pratiques de base : « Il faut définir ce que signifie “rempli” ou “à jour” dans l’outil. »
  • L’outil ne remplace pas la communication humaine : « Il ne faut pas confondre transparence de l’info et communication effective entre équipes. »

« L’outil ne résout pas un problème de gouvernance. Si la confiance ou la clarté des rôles n’est pas là, il risque de renforcer les tensions. » Fabrice Ecoiffier (HEEDS)


Cette restitution est issue de l’enregistrement de la table-ronde, a été retravaillé avec NoteBookLLM et ChatGPT puis soumis aux participant.es pour relecture.

Merci à la FEDELIMA pour l’invitation.
Retrouvez l’ensemble du programme sur www.raffut.fedelima.org/ledition-2025-en-images/

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