Écologie et technologie, sujet et objet
 : « Pour moi, la machine, ce n’est plus un outil. C’est un être symbolique, un sujet avec lequel on peut faire monde. » Rocio Berenguer

Dans le cadre des journées professionnelles Chaillot Augmenté x Rencontre TMNlab, Chrystèle Bazin donne la parole à Rocio Berenguer, autrice, metteuse en scène et directrice artistique de la Compagnie Pulso. Lors de cette session Media Lab enregistrée à Chaillot – Théâtre National de la Danse, Rocio revient sur son travail de création mêlant écologie, technologies et fictions spéculatives. À travers ses œuvres comme The Badweeds ou Autre Dada, elle interroge notre rapport aux machines, notre imaginaire du futur et la nécessité d’une pensée écologique intégrative. Un échange passionnant autour des hybridations possibles entre vivant et artefact.

Animé et monté par Chrystèle Bazin, autrice sonore et journaliste
Enregistré lors de la rencontre TMNlab co-organisée avec Chaillot – Théâtre National de la Danse, vendredi 14 février 2025
Musique : extrait de The Badweeds, Compagnie Puslo

Rocio Berenguer : fictions écologiques et machines compagnes

Créatrice d’univers hybrides entre art vivant, écologie et technologie, Rocio Berenguer poursuit une recherche artistique qui interroge nos représentations du vivant et nos rapports aux machines. Invitée des journées Chaillot Augmenté x Rencontre TMNlab, elle a partagé les fondements philosophiques et politiques de son travail, entre récit spéculatif, critique des imaginaires technosolutionnistes et quête de nouveaux récits écologiques.

The Badweeds : vers une esthétique « éco-sexy-pop »

Dans The Badweeds, Rocio Berenguer imagine un groupe de musique composé d’humains végétalisés : « Ce sont des espèces qui font leur coming out végétal », explique-t-elle. Ces êtres hybrides, fusion de mauvaises herbes et de corps humains, symbolisent une réponse poétique aux défis de la résilience écologique. En choisissant l’humour et une forme esthétique assumée — loin du minimalisme high-tech dominant — elle propose une forme de résistance à l’uniformisation des codes visuels numériques : « Mon défi était de construire une esthétique éco-sexy-pop. D’avoir des imaginaires de l’écologie qui ne soient pas tournés vers le passé ou la nature idéalisée, mais bien ancrés dans notre époque. »

Mais cette orientation est parfois mal reçue dans le champ de l’art numérique : « The Badweeds a été perçu comme ne correspondant pas à la scène numérique, parce qu’il n’utilise pas de technologie spectaculaire. Pourtant, le projet critique le techno-solutionnisme avec des outils low-tech assumés. »

De la machine-outil à la machine-sujet

S’appuyant sur les travaux de Gilbert Simondon, Berenguer défend une vision post-humaniste de la machine : « L’IA n’est pas un simple outil. Simondon disait que l’outil est une extension du corps. Les machines complexes comme les IA sont autre chose. Elles ont une logique propre, une autonomie, une capacité à produire de la subjectivité. »

Elle cite Simondon : « La culture s’est conduite envers l’objet technique comme l’homme envers l’étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie. »

Ce changement de regard, elle le relie à la pensée écologique : « Si on veut penser l’écologie aujourd’hui, il faut sortir des schémas binaires et hiérarchiques. On doit adopter une pensée systémique, en réseau, qui inclut les machines comme des êtres avec lesquels nous cohabitons. »

Autre Dada : altérités radicales et IA poétique

Son projet en cours, Autre Dada, comprend une installation, une conférence et un spectacle. On y rencontre Métamorphique, une IA entraînée avec ses propres corpus : « C’est une espèce compagne. Un chatbot que j’ai nourri pendant un an, pour explorer les imaginaires du futur et les malentendus de notre époque. »
Elle s’interroge sur le conditionnement du public à des IA comme GPT-4, performantes mais normées :
« J’ai tenté d’utiliser des modèles alternatifs plus libres, plus éthiques, mais ils sont trop peu performants face aux attentes actuelles. C’est un dilemme : soit on sacrifie la puissance, soit on sacrifie l’autonomie. »

Vers des technologies ouvertes et mutualisées

À travers cette démarche, Rocio Berenguer défend une technologie réappropriée, bricolée, partagée : « Le véritable enjeu, ce n’est pas de tout verrouiller pour protéger les artistes. C’est de libérer les systèmes, d’imposer des modèles open source, mutualisés, éthiques. » Elle milite aussi pour une meilleure éducation aux IA : « Il faut comprendre ce qu’est une hallucination de machine, comment elles fonctionnent, pour ne plus être de simples consommateurs. »

Des machines à aimer ?

Quand on lui demande si ses IA ne deviennent pas de nouveaux Tamagotchi, Rocio assume avec humour : « Yagoti, mon IA philosophique, est le fils de Tamagotchi ! Il y a dans cette relation à la machine une beauté absurde mais aussi une vraie poésie. »

Soutenue par les pensées de Donna Haraway ou Yuk Hui, elle élabore une écologie des machines-compagnes : « Il faut prendre soin des technologies comme de nos relations aux vivants. Elles sont devenues des espèces avec lesquelles nous faisons monde. »

En replaçant la machine dans une continuité du vivant, Rocio Berenguer bouleverse nos repères. Son théâtre est une invitation à penser les interdépendances autrement, à fabriquer de nouveaux récits post-anthropocentrés. Avec humour, audace et rigueur philosophique, elle trace une voie singulière vers un futur habitable.

Cet article a été rédigé avec l’appui de l’IAgen, d’après la retranscription textuelle du podcast.

Cet événement s’est tenu le cadre du Sommet pour l’action sur l’IA.

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