« Les personnes qui doutent postent moins sur les réseaux — or ce sont souvent les plus intéressantes. » Simon Fleury

Dans un témoignage aussi lucide que personnel, Simon Fleury, directeur de la Scène nationale de Dieppe, revient sur son parcours avec le numérique, entre expérimentations artistiques et réflexion sur les mutations culturelles à l’œuvre. Il interroge la prescription, les algorithmes, les droits culturels et la posture des professionnels face à un public devenu acteur. Une invitation à se « démocratiser culturellement » soi-même, pour mieux comprendre les logiques à l’œuvre dans les usages numériques.

Je dirige actuellement la Scène nationale de Dieppe. Mon lien au numérique est multiple, comme pour beaucoup d’entre vous, j’imagine. J’y ai toujours eu une appétence, un intérêt ancien qui s’est concrétisé dans mon parcours professionnel. Il a notamment croisé ma route à travers la création du Festival Noob, qui existe toujours aujourd’hui au Théâtre L’Eclat, Scène Conventionnée à Pont-Audemer, sous la direction d’Étienne Legendre.

Ce festival s’intéressait particulièrement aux dramaturgies numériques destinées à l’enfance et à la jeunesse. Comment le numérique influence la création artistique, comment il tend le geste chorégraphique, permet de raconter autrement… Tout un monde en soi, et particulièrement fertile pour le jeune public. C’est là que j’ai commencé à expérimenter, à chercher, avec beaucoup d’autres. Il y a énormément de choses qui émergent dans la création artistique en environnement numérique.

Mais aujourd’hui, ce n’est pas tant cet aspect qui m’intéresse. Je crois que ce qui nous bouscule profondément, c’est la façon dont le numérique a bouleversé les mécanismes de prescription culturelle. Chacun est devenu prescripteur de sa propre culture : mon petit cousin, ma tante, ou le directeur d’e la Ferme d’une institution à Paris… Il y a une forme d’horizontalité dans la circulation des références culturelles. Ce n’est pas toujours une réalité, mais c’est une sensation forte. Cela a pu être vécu comme une fragilisation des institutions culturelles traditionnelles, qui peinent à conserver leur rôle d’autorité.

On est au cœur d’un bouleversement qu’on pourrait résumer en trois grands changements humains :

  • Le recul des formes traditionnelles de transmission, souvent descendantes, hiérarchiques.
  • La remise en cause de l’autorité des experts, de l’expertise instituée.
  • L’essor de la participation active : on passe d’un public spectateur à un public acteur, parfois créateur.

Nous sommes passés de réseaux de pères, figures d’autorité, à des communautés de pairs…

Tout cela rejoint la réflexion autour des droits culturels, que chacun appréhende à sa manière. Mais il me semble qu’on ne peut plus penser ces droits sans y inclure pleinement la sphère numérique. C’est là que s’expriment aujourd’hui les singularités, que se forment les récits, que chacun affirme sa propre culture. Ignorer cette dimension, c’est passer à côté d’une partie majeure du sujet.

Cela soulève bien sûr d’autres enjeux : les bulles informationnelles, les effets d’enfermement algorithmique. L’algorithme propose, mais il enferme aussi. Il rend plus difficile la découverte de ce qui n’est pas déjà validé, connu ou prescrit. J’ai donc commencé à bricoler, de façon très empirique, des méthodes à moi, sans valeur universelle mais que je partage volontiers ici.

Par exemple, j’ai découvert grâce au podcast Le Code a changé (que je recommande) à quel point les algorithmes peuvent être aveugles à l’ironie ou à la complexité des intentions. Si vous regardez deux vidéos de plomberie, l’algorithme va vous inonder de plomberie. Il ne comprend pas que vous regardiez ça par curiosité, ou pour faire une blague à un ami.

Alors j’ai commencé à faire un geste un peu contre-intuitif : regarder des choses qui ne m’intéressent pas. Je me suis dit que c’est ce que je demande souvent aux spectateurs : s’ouvrir à ce qu’ils ne connaissent pas. Mais moi, je ne le faisais pas. J’ai voulu faire ce chemin inverse.

J’ai même créé plusieurs faux comptes sur les réseaux, sans interaction réelle, chacun avec un profil spécifique pour explorer différents univers. Et là, j’ai découvert quelque chose d’assez vertigineux : en quelques minutes de scroll passif, on tombe sur des contenus d’extrême droite, complotistes… Une autre analyse évoquée dans ce podcast souligne que les personnes qui doutent postent moins sur les réseaux — or ce sont souvent les plus intéressantes.

Par ailleurs, je me suis intéressé à des univers précis, comme le stand-up. J’ai découvert plein d’artistes formidables, avec une certaine addiction d’ailleurs, je le reconnais. En ce moment, je suis plutôt dans une phase autour de la danse, notamment grâce à la pièce Témoins de Saïdo Lehlouh, directeur du CCN de Rennes. Il y met en scène des danseurs issus de la rue, sans formation académique. En les suivant, j’ai découvert tout un univers.

Je fais aussi cet exercice pour la musique : je m’oblige à écouter des choses que je n’aime pas, à aller voir ce qui se passe dans les « tops », même si je ne valide pas tout. L’idée, ce n’est pas de tout aimer, mais de créer une matière commune, un référentiel partagé qui vienne m’infuser.

Finalement, la philosophie générale de tout ça, c’est de mener ma propre démocratisation culturelle. Celle que j’attends des autres — s’ouvrir, découvrir, sortir de ses goûts —, j’essaie maintenant de me l’appliquer à moi-même. Et si c’était à nous, aussi, de nous démocratiser culturellement ?

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