“Nous avons toujours eu une approche expérimentale des publics” Stelio Tzonis et Dimitri Krassoulia-Vronsky

Stelio Tzonis et Dimitri Krassoulia-Vronsky, cofondateurs de Balthus Lab et chargés de la production des contenus de la 3e Scène de l’Opéra national de Paris, ont répondu à l’invitation de Clément Coustenoble à rencontrer les étudiants du Master 2 Médiation Culturelle et Interculturelles (université Paris Nanterre).

Cet entretien a été réalisé par Thomas Le Cor, Emma Denarcy, Armelle Mahé et Bérénice Bauchant dans le cadre d’un projet étudiant.


Alors que le dernier rapport du Ministère de la Culture sur Les pratiques culturelles des français analyse l’univers du “tout-numérique” comme facteur de raréfaction des publics jeunes dans les lieux culturels, la 3e Scène de l’Opéra national de Paris tâche de renverser la donne : le numérique ne peut-il pas, au contraire, être un outil en faveur de la diversification des publics ? C’est le défi qu’ont soulevé Philippe Martin, Producteur de cinéma, Dimitri Krassoulia-Vronsky, diplômé de la Fémis et Stelio Tzonis, entrepreneur en innovation numérique. 

En repensant profondément le lien entre communication numérique et création artistique, les deux passionnés détournent leur approche vers un public jeune, différent du public habitué de l’Opéra national de Paris. Avec leurs “interruptions artistiques”, la publicité n’est plus aliénante, mais artistique. 

La 3e Scène est une plateforme numérique dédiée à la création qui fait le pari de la rencontre et de l’échange entre l’opéra et toute autre forme artistique, le pari d’une diversification des publics et celui d’une complémentarité entre numérique et lieux culturels.

Comment créer un endroit de réflexion sur les enjeux des rapports entre une œuvre et son public ?  Comment faire émerger une œuvre, dans le contexte contemporain de la guerre de l’attention, pour qu’elle trouve son public ? Comment faire pour être vu ? 

Avec la 3e Scène de l’Opéra national de Paris, la volonté de Stelio Tzonis et Dimitri Krassoulia-Vronsky est de toucher un nouveau public au travers d’interruptions artistiques numériques. Ils détournent l’utilisation de la publicité pour proposer à la place une œuvre. On peut donc tomber dessus à tout moment, comme dans le métro, juste avant la vidéo que nous souhaitions regarder. L’expérience utilisateur est essentielle, puisqu’il n’y a pas de salle, le contenu est important. Le public visé est complètement différent de celui ordinaire de l’Opéra. Le projet est néanmoins un succès, explique Stelio Tzonis : “Dans les interruptions artistiques qu’on a proposées, quasi 50% des gens regardent jusqu’à la fin, alors que le contenu a une durée de presque 5 minutes. Normalement au bout de 3 ou 5 secondes, on saute mais là les gens sont interloqués et se disent qu’est-ce que c’est ? Ça casse le quotidien aliénant des réseaux.”

Ici les projets menés font oublier le terme de communication, afin de se tourner vers une performance qui doit attirer l’attention des publics et leur faire vivre une expérience originale. Les œuvres proposées par la 3e Scène doivent donc être pensées directement du point de vue du numérique.

Ce type de projet doit permettre de devenir actif dans la recherche de nouveaux publics et de dé-compartimenter les équipes qui accompagnent une saison. D’après Stelio Tzonis, “La création et la communication sont gérées par des départements totalement différents, il est très difficile d’innover là-dessus. Essayer de faire converger tout ça ensemble, dans une seule pensée numérique, donne lieu à une nouvelle forme d’expression, c’est aussi un nouveau rapport au public, un nouveau lieu d’hybridation”. Ainsi, en proposant une véritable œuvre au public en guise de communication, on laisse celui-ci faire la communication grâce au bouche à oreille, en renforçant les apparitions artistiques.

Pour eux, mener ce type de projet signifie arrêter d’attendre un retour chiffré sur la réussite d’une opération visant à augmenter les publics, il faut essayer beaucoup de choses, expérimenter, et observer comme le projet évolue. Au sujet des publics qui ont pu voir une œuvre de la 3e Scène, et concernant leur possible venue dans une maison d’opéra, Dimitri Krassoulia-Vronsky est confiant : “Peut-être que ce public-là a vu une œuvre, un jour il va en voir une autre, il va continuer à être interpellé jusqu’au jour où va se poser la question de sauter le pas”.

Comment avez-vous travaillé sur la spécificité des usages et des publics qui allaient être ceux de la 3e Scène en comparaison des usages et de la typologie des publics qui vont à l’Opéra Bastille ou à l’Opéra Garnier aujourd’hui ? Comment ces spécificités et ces usages ont-ils été intégrés dans la conception de la 3e Scène ?  

Stelio Tzonis et Dimitri Krassoulia-Vronsky ont privilégié une approche expérimentale des publics, qui a évolué au fur et à mesure du projet de la 3e Scène de l’Opéra national de Paris. Leur première idée, a priori, était que les films produits dans le contexte de cette 3e Scène allaient naturellement toucher le public de l’Opéra, et qu’à travers lui, ces œuvres cinématographiques allaient se propager. Toutefois, ils se sont rapidement rendu compte que ce public installé, au fait des codes traditionnels de l’Opéra, n’était pas spécialement réceptif aux films réalisés. Aussi se sont-ils intéressés à cet “autre public potentiel, les nouveaux publics et jeunes à aller chercher”.  

Pour intéresser ce public, Philippe Martin, Dimitri Krassoulia-Vronsky et Stelio Tzonis ont accompagné des artistes dans la création d’œuvres proches de ce jeune public et de son monde. Ces œuvres, comme le souligne Dimitri Krassoulia-Vronsky, ont été pensées comme des portes d’entrées vers le médium qu’est l’opéra, en utilisant les ressources qu’offrent la danse et le chant, “disciplines qui se prêtent particulièrement bien à la rencontre avec un objet filmique”.  

Ils se sont également aperçus du fait que les films produits ne pourraient répondre à une vision de billetterie, en lien avec la programmation, tout en allant chercher de nouveaux publics. La visée commerciale n’était donc pas l’objectif premier de ces productions filmiques. 

Un exemple frappant de cette approche expérimentale des publics est le film Les Indes Galantes, réalisé par Clément Cogitore, qui a fait se rencontrer deux mondes très éloignés, la musique baroque de Jean-Philippe Rameau et le krump, une danse qui naît à Los Angeles dans les années 80. Ce film, disponible sur Youtube, a su éveiller l’attention du public et a touché l’ancien directeur de l’Opéra, Stéphane Lissner, qui a souhaité produire cette œuvre sur la scène de l’Opéra Bastille (2019). Le film a ainsi donné naissance à une mise en scène qui par la suite a elle-même été représentée sous la forme d’un documentaire Indes Galantes projeté dans les salles de cinéma quelques mois plus tard. Le public qui est allé voir Les Indes Galantes à l’Opéra Bastille était un public beaucoup plus jeune, qui se rendait souvent pour la première fois dans un Opéra. Une expérimentation cinématographique, sans attente envers les publics, a donc permis une transformation de ces publics à cet endroit précis. Ce public potentiel a franchi les grilles de l’institution.  

Pour Dimitri Krassoulia-Vronsky, cela démontre que “l’œuvre et son public sont quasi indissociables”. “L’œuvre a apporté un public, ce public a abouti à l’envie de faire un opéra et cet opéra a apporté un nouveau public”. La création et le public sont donc intimement liés et demandent “d’être très ouvert et de ne pas appliquer a priori un plan média statique”.  

Ces expérimentations ont par ailleurs été complétées par d’autres styles d’initiatives, notamment au niveau des curseurs liés au digital marketing et à la communication pour essayer de mesurer réellement l’impact des contenus sur ces potentiels publics. Mais ces initiatives se heurtent à la problématique de l’utilisation et de la propriété des données générées. 

Sur la question des lieux en tant que tel, comment compose-t-on avec sa présence physique, son identité et son projet numérique ? D’où part-on en termes de méthode ?

Lorsqu’ils ont investi le projet de la 3e Scène de l’Opéra de Paris, Philippe Martin, Dimitri Krassoulia-Vronsky et Stelio Tzonis l’ont conçu comme une scène à part entière, numérique certes, mais qui se devait d’avoir une programmation aussi réfléchie que celle de l’Opéra Garnier et de l’Opéra Bastille. Le projet ne se contentait pas là d’être simplement tourné vers de la communication mais bien vers une proposition artistique en ligne. Pour eux, il est justement possible de penser les dynamiques de communication en utilisant la logique de travail du metteur en scène et de “repenser ce contenu sous la forme d’une performance”. La 3e Scène en est une illustration.

Aujourd’hui, certaines questions que l’on se pose dans les structures culturelles pour ce qui est de la programmation et des publics des spectacles ne se posent pas encore pour les contenus et les publics numériques. Stelio Tzonis et Dimitri Krassoulia-Vronsky ont choisi d’investir internet, tout en ayant conscience de son côté aliénant. Tous deux considèrent qu’on ne peut pas ignorer qu’il s’agit là d’un espace avec ses formes d’expression et ses parcours utilisateurs propres, dont les lieux physiques ont l’occasion de se saisir.

L’un des défis actuels de l’éducation numérique auprès des institutions culturelles est de parvenir à avoir un même degré de pensée et de maturité entre la gestion d’un lieu physique et de son projet numérique. Pour ce qui est des financements, la place du numérique est souvent allouée à des appels à projet très précis mais encore peu présente dans des conceptions de lieux hybrides.

Stelio Tzonis et Dimitri Krassoulia-Vronsky estiment que ces questions n’ont pas vraiment de réponse unique mais qu’il est important de se les poser, notamment à l’endroit de la direction des lieux culturels.

Après s’être investis ensemble dans un projet numérique tel que celui de la 3e Scène, ils ont créé Balthus Lab, une structure qui accompagne les institutions culturelles dans le développement de leur projet numérique, notamment via la création de contenu numériques créatifs. Les rapports des publics aux œuvres restent au centre de leur réflexion, aussi diverses soient les institutions avec lesquelles ils travaillent.