Les mutations numériques du spectacle vivant

Face à des spectateurs très sollicités, les directeurs de salle diversifient leurs stratégies pour élargir leur public.

Bruce Ykanji a été obligé de prendre le taureau par les cornes. En cause ? Le coup de mou pour vendre les 16 000 tickets de l’AccorHotels Arena de Paris-Bercy pour l’événement hip-hop international Juste debout, que le danseur organise depuis 2002 et qui se tient dimanche 4 mars. « Je veux conserver cette salle, mais je dois m’adapter à ce nouveau public toujours connecté sur son téléphone portable, qui aime rester chez lui pour regarder des vidéos et qui consomme de la danse fast-food à toute allure », reconnaît Bruce Ykanji, un peu tendu avec ses 6 000 billets encore sur les bras à quatre jours de l’événement. Pas d’autre choix donc que d’aller chercher ces spectateurs volages là où ils sont, en basculant résolument dans l’ère numérique.

Pour cette 16e édition, Ykanji a donc alourdi le panel de produits destinés aux fans de Juste debout. Parallèlement à des films régulièrement postés sur les réseaux sociaux, des Facebook Live, il propose aujourd’hui « un site expérientiel », avec billetterie intégrée, selon la formule du concepteur Stéphane Pointin, de l’agence Sweet Punk. Un jeu interactif a permis de vérifier vos connaissances hip-hop et de vous faire gagner des places et des smartphones. « C’est l’expérience de la personne en particulier à travers le digital qui prime aujourd’hui, dit M. Pointin. L’internaute a envie de devenir l’acteur de son propre divertissement et ce site vitrine fait d’abord vivre des émotions à ceux qui le pratiquent. » Parallèlement, dimanche, en direct, les 500 premiers arrivants au Juste debout pourront se connecter sur une appli pour participer au jury de la battle.

En plein cœur de la tendance de l’art participatif et divertissant, ces stratégies numériques signent les mutations rapides des usages et des usagers dans le cadre des sorties au théâtre. L’affichage, les publicités dans les journaux, les achats de places prévus longtemps à l’avance ont été rattrapés par des films sur les réseaux et des promos de dernière minute pour les spectateurs occasionnels, de plus en plus nombreux.

« Bientôt les colonnes Morris ne serviront plus à rien, blague Stéphane Lissner, directeur général de l’Opéra national de Paris, à la pointe depuis 2015 de cette ère digitale. Nous continuons à mettre des affiches dans le métro. J’y crois encore beaucoup. Mais il faut bien dire qu’aujourd’hui nous sommes passés d’un rôle de garant de l’institution à celui de facilitateur pour la venue des gens à l’Opéra, et cela passe par le numérique. » Les chiffres tombent : les huit comptes Facebook, Twitter et Instagram de l’Opéra de Paris rassemblent près de 1 million d’abonnés et sont en augmentation de 39 % par rapport à 2016. Un euro de publicité investi sur Facebook et Instagram rapporte en moyenne de 25 à 30 euros d’achat de billets.

Le spectacle vivant résiste

Si en à peine cinq ans le coup d’accélérateur numérique a été phénoménal dans la vie quotidienne, le milieu du spectacle vivant peine à se jeter dans la course. « Il résiste beaucoup à ces nouveaux outils, commente Bruno Caillet, de la coopérative Artishoc, qui collabore avec cinquante-six lieux culturels en France sur leur stratégie numérique. La plupart de ceux qui y travaillent n’y sont pas formés. Surtout, il n’existe pas dans les théâtres cette culture du produit, qui est celle des spectateurs devenus des consommateurs. » A la tête de la Maison de la danse et de la Biennale de la danse de Lyon, Dominique Hervieu lance ainsi le 13 mars l’opération La Maison numérique. « On n’a pas le choix, affirme-t-elle. Le développement du public et son rajeunissement ne peuvent pas se passer du digital. »

Pour appâter cette nouvelle audience qui « veut acheter une place aussi vite qu’un billet de train », selon Matthieu Rietzler, de la Maison de la danse de Lyon, les « contenus » sont devenus l’obsession des services de communication. Les trailers (« bandes-annonces ») des spectacles, les vidéos de répétitions, de coulisses, les entretiens avec les artistes, les jeux-concours ou encore les tutoriels pour apprendre des danses se multiplient sur les réseaux. « Il s’agit d’imaginer des contenus auxquels les gens n’avaient pas accès avant, préconise Dominique Hervieu. Ils adorent entrer dans la cuisine de la création. Ces images agissent comme des convertisseurs en donnant envie de voir les choses pour de vrai. » Dans le cadre du défilé de la Biennale de la danse de Lyon, en septembre, qui rassemble douze groupes de 4 500 amateurs, Dominique Hervieu met au point un mur présentant les douze comptes Facebook.

Médias de choc pour faire circuler l’info, Facebook, Twitter, Instagram sont en passe de devenir prescripteurs. Avec toujours un côté ludique et rapide comme le veut l’air du temps. « Le numérique peut rapprocher les gens de l’art et c’est déjà un début de relation,commente Philippe Martin, des Films Pelléas, aux manettes de la 3e Scène de l’Opéra de Paris, un espace uniquement numérique. Il ne doit pas être seulement un levier marchand mais conserver une ambition poétique. » « C’est un accélérateur incontestable de la culture, mais à condition de prendre des risques artistiques derrière », insiste Marc Dondey, directeur de la Gaîté-Lyrique, à Paris.

SMS ou alerte sur les réseaux

Ces stratégies bousculent de fond en comble le fonctionnement d’un théâtre. Elles croisent le commercial et le culturel en refondant les métiers des uns et des autres. La communication se retrouve à travailler sur les réseaux et à réaliser des vidéos tout en répondant aux commentaires des spectateurs. Un logiciel de billetterie comme Secutix, utilisé par l’Opéra national de Paris et la Maison de la danse de Lyon, permet d’identifier le client. En croisant ces données avec celles de Facebook, par exemple, la traçabilité du public devient plus facile.

Un flottement sur les ventes d’une pièce ? Il est encore temps de cibler les personnes que le spectacle pourrait intéresser en leur envoyant un SMS ou une alerte sur les réseaux. Grâce au traitement informatique des cibles marketing appelé « look alike », on peut aussi atteindre des inconnus dont le profil se rapproche de ceux déjà a priori intéressés par telle ou telle programmation. « La grosse révolution, c’est qu’on connaît notre public et qu’on peut toucher tel ou tel pan de spectateurs pour tel ou tel événement, confirme Dominique Hervieu. Mais, si le marketing prend de plus de plus de place, il ne faut pas oublier que nous utilisons le numérique pour partager une émotion artistique. »

Big data en cours ? Formatage des goûts et des saveurs ? « Ces outils prétendument cool ne sont pas innocents, et entraînent le risque d’une rationalisation de la production et d’une objectivation du spectateur », tempère M. Caillet. Alors, demain, tous connectés comme un seul homme pour crier « wahou » au même moment devant le même spectacle ?

Sources :
http://www.lemonde.fr/scenes/article/2018/03/02/les-mutations-numeriques-du-spectacle-vivant_5264568_1654999.html

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